Détail d'une scénographie d'Yves Corminboeuf à base de réemploi pour l'exposition Matière Grise de l'Arsenal de Paris à l'Hepia. Utilisation d'alaises, de panneaux et de lambourdes de seconde main. Assemblage non permanent. Crédit: Cycoe, 2017

Design creation and sustainability

Some concepts for a less harmful design conception

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La question de la durabilité en design ne s’est posée qu’à partir des années 1970, au moment où le Club de Rome publiait son rapport Les limites de la croissance (1972)1. Le concept de développement durable a été défini par l’ONU dans le rapport Brundtland (1987) comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Quel est le rôle du design dans ce contexte ? En tant que forme cultivée de la création, le design est un phénomène profondément humain qui crée, invente, change et modifie le monde qui nous entoure2. Comment le design peut-il agir sur les enjeux de « l’habitabilité » du monde d’aujourd’hui et de demain ainsi que sur le cycle de vie des produits, c’est-à-dire de l’extraction des matières dont ils sont composés jusqu’à leur mise en déchets ?

Voici un bref survol des étapes principales de l’inclusion des trois piliers du développement durable – social, économique et environnemental – dans le processus de création en design depuis les années 1970. Cette prise de conscience donne lieu à de nouvelles méthodes de conception, intégrant notamment l’expérience concrète des bénéficiaires finaux des projets en design.

 

De l’éthique dans le design

Dès 1970 le designer austro-américain Victor Papaneck développe le concept de l′éthique du designer. Il défend un design responsable d’un point de vue écologique et social, car il se méfie de la logique de rentabilité qui pousse l’industrie à produire du médiocre et du jetable sans rapport avec les besoins réels de l’humanité. En effet, il vise l’inclusion sociale plutôt que le profit monétaire, lutte contre l’asservissement des besoins au marché, prône le respect de l’environnement plutôt que l’exploitation illimitée de la nature et de ses ressources. Le design devient un outil pour repenser la société et la production de biens au service de l’entier de la société. Son plaidoyer reste pertinent aujourd’hui.

Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change, 1971

De la méthodologie du design : du design expert à la co-création / co-design avec l’usager final

Design thinking : méthode de conception en design qui implique les usagers finaux du produit dans un processus de co-créativité. Cette méthode qui conjugue analyse et intuition a été élaborée dans les années 1980 par Rolf Faste et Jeremy Gutsche aux États-Unis, dans le but de gérer les innovations en se basant sur l’expérience des utilisateurs. La démarche de design fait désormais preuve d’empathie avec les usagers et usagères du produit à concevoir dans cette phase d’observation et d’enquête de terrain.

Rolf Faste, Bernard Roth and Douglass J. Wilde, Integrating Creativity into the Mechanical Engineering Curriculum, 1993

Diffuse design : de son côté Ezio Manzini, sociologue italien du design, étudie les apports du design dans des projets d’innovation sociale qui, selon lui, conduisent vers des pratiques plus collaboratives et plus durables. Il s’intéresse notamment aux méthodes de design, telle que la création de scénarios ou de moodboard, qui permettent d′englober la qualité environnementale et sociale des projets.

Manzini élabore le concept de Diffuse design (le design pratiqué par toutes les parties prenantes du projet) qui remet en question la fonction d’expert du designer. Il affirme que les différents acteurs et actrices d’un projet peuvent prendre part à sa conception, que tout le monde peut faire du design.

Ezio Manzini, Design, When Everybody Designs. An Introduction to Design for Social Innovation, 2015

Recherche et design : le théoricien français du design Alain Findeli, co-fondateur des Ateliers de recherche en design à l’Université de Nîmes en 2006, applique le design lui-même comme un outil de recherche par, pour et sur le design. Cette méthodologie du design accepte les situations d’incertitude car elles sont sources de créativité. Ainsi au lieu de s’appuyer uniquement sur l’expertise des concepteurs, la logique de projet intègre désormais l’expérience des bénéficiaires et l’expertise d’usage. Dans cette vision le design sert à améliorer l’habitabilité du monde pour toutes les catégories de la population, autant dans le domaine des services que des objets.

Design de services : élaboré par le designer italien Nicola Morelli dès les années 2000. Le design de service est la planification et l’organisation des personnes, des infrastructures, de la communication, des médias et des composants d’un service numérique ou physique (borne, application sur téléphone mobile, service Web, mais aussi guichet de vente, guichet administratif, café…) qui implique une interaction entre prestataire de service et clientèle. Il a pour objectif d’améliorer sa qualité, tant dans la facilité, l’utilité et le confort d’usage pour la clientèle que dans l’efficacité et la performativité pour le prestataire de service. Le design de service se concentre sur les attentes et les comportements à la fois de l′utilisateur final et du fournisseur, pour adapter au mieux l′interface et les modalités d′interactions. Le processus de conception en design de service élabore dès lors une scénarisation créative d’une succession d’actions et de résultats qui redéfinit un produit comme faisant partie d’un système lié au service.

Nicola Morelli, Amalia de Götzen, Luca Simeone, Service Design Capabilities, 2020

Ces diverses méthodes et approches relèvent du co-design qui implique toutes les parties prenantes dans le processus de design d’un projet et/ou produit, de sa conception à son usage et utilisation finales. Elles permettent également de prendre en compte toutes les fonctions d’un projet / d’un produit :

Fonction d’usage

Fonction sociale

Fonction esthétique

Fonction symbolique

Les études sur les processus de création et les méthodologies du design ont permis de transposer les méthodes créatives des domaines de l’art et du design vers d’autres domaines.

De la durabilité en design

À ces diverses méthodes incluant toutes les parties prenantes autour d’un projet de création en design, viennent désormais s’ajouter les méthodes intégrant les notions de durabilité.

Le principe du développement durable s’inscrit dans la société capitaliste et démocratique des XXe et XXIe siècles. L’objectif d’un développement durable est de chercher un équilibre entre efficacité économique, solidarité sociale et responsabilité écologique. Les solutions passent par de la technologie verte (peu d’impact) jusqu’à la frugalité (ne rien faire si ce n’est pas nécessaire). Dans ce cadre de prise en compte de la durabilité s’appliquent plusieurs démarches en design.

Scénographie d’Yves Cormiboeuf pour une exposition de photographie de l’Association de la Presse Etrangère en Suisse. Utilisation de carton avant son usage final (cuisine et étagères) pour une exposition temporaire à l’UNIGE. Crédit : cycoe et Audrey Lecomte 2019

 

Elizabeth Fischer : Quelles sont les tendances actuelles et futures dans la création ?

Yves Corminboeuf : On voit émerger cinq types d’actions.

L’éco-design permet de substituer les éléments à fort impact environnemental par des éléments à l’incidence plus faible.

Le design qu’on dit durable consiste en une analyse de l’ensemble des phases du cycle de vie d’un produit, afin de garantir un impact modéré du projet.

Le réemploi, indique qu’on va créer avec des matériaux soit détournés, soit réutilisés, pour concevoir de nouveaux projets.

Le co-design se situe plus au niveau de la démarche parce qu’il intègre l’ensemble des acteur·rice·s. À savoir : les fournisseurs, les producteur·rice·s, les usagers et usagères, le ou la maître d’œuvre, ceci de la conception au développement du projet.

Une dernière approche, qui est encore trop peu investie pour l’instant, est ce que j’appelle le design de valeur. Elle permet de définir quelles sont les valeurs partagées ou non par les personnes impliquées dans un projet. Cette définition des valeurs réduit les blocages au moment de la mise en œuvre du projet, comme par exemple la construction d’un parc d’éoliennes.

E.F. : Quels sont les outils ou moyens à disposition ?

Y.C. : Si on exclus la vision du statu quo, qui ne me paraît pas pertinente dans le cadre d’un projet qui s’inscrit dans la vision du développement durable, je dirais qu′on se situe entre deux pôles. D′un côté, il y a la technologie verte qui recouvre des technologies diminuant fortement leurs impacts environnementaux, tant sur le plan énergétique que sur le plan écologique, donc, au final, sur l′environnement et les matières premières. Et à l′autre bout du spectre, on a une vision ou une conception dite frugale. Elle part du principe que s′il n’y a pas besoin de concevoir ce nouveau produit, et bien on ne le fait pas !

Tout projet de design se situe sur une ligne entre la « technologie verte » et la « frugalité », sur laquelle tout est possible, sans dogmatisme. Cette latitude permet à chaque designer de se situer là où il ou elle le désire et estime que c’est pertinent. Pour ma part, j’adapte ce positionnement en fonction du projet, au cas par cas.

E.F. : À quoi devons-nous être absolument attentif·ve·s en tant que créatrices ou créateurs ?

Y.C. : La question des matériaux me semble primordiale dans une démarche de designer. Ils se répartissent en deux grandes familles, à savoir les minéraux et les biologiques. Jusqu′ici nous avons mélangé sans égard les minéraux et les biologiques, et c′est cet amalgame qui génère la plupart des pollutions. Chaque créateur·ice devrait laisser la possibilité de réversibilité dans toute conception de projet, tant artistique et qu’industriel.

Éviter le mélange des matières minérales et biologiques permet de recycler les objets

 

Notes

  1. Donatella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, Les limites de la croissance (dans un monde fini), Rue de l’Echiquier, Paris, 2017
  2. Susanna Paixâo-Barradas, Gavin Melles « Développement durable : enjeux actuels », Sciences du Design, n° 9 « Développement durable », mai 2019, p. 20